La « consécration séculière » : une manière de vivre l’Évangile dans la société

                                                                                                          Congrès de la Vie Consacrée, Rome, le 30 janvier 2016

À la recherche d’une définition de ce qui vous caractérise, chères amies et chers amis des Instituts séculiers, je me suis tourné vers l’Exhortation post-synodale Vita consecrata (VC) de Jean-Paul II « sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde », texte qui date de 1996. Voici ce que je lis au numéro 10 : « Les membres (des Instituts séculiers) entendent vivre la consécration à Dieu dans le monde par la profession des conseils évangéliques dans le cadre des structures temporelles, pour être ainsi levain de la sagesse et témoins de la grâce à l’intérieur de la vie culturelle, économique et politique. Par la synthèse de la vie séculière et de la consécration qui leur est propre, ils entendent introduire dans la société les énergies nouvelles du Règne du Christ, en cherchant à transfigurer le monde de l’intérieur par la force des Béatitudes » (VC, 10). C’est l’expression quelque peu surprenante « synthèse de la vie séculière et de la consécration qui leur est propre » qui m’a intrigué et sur laquelle je voudrais réfléchir quelque peu avec vous ce matin. Elle est surprenante parce qu’elle marie l’expérience de « consécration » que nous avons pris trop rapidement l’habitude de situer dans le domaine du « sacré » et la vie séculière au sein de nos sociétés où « sécularisation » rime immédiatement avec disparition de Dieu ou signifie, au contraire, l’utilisation de son nom à toutes sortes de fins, parfois des fins violentes. Parler de « synthèse » entre vie séculière et consécration, cela conduit donc à situer l’enjeu de votre vie dans la mutation, voire la conversion de ces deux versants de votre existence ; et cela dans les contextes si variés qui sont les vôtres : beaucoup d’entre vous vivent dans des pays qui sont en guerre et connaissent de grandes violences et parfois la corruption ; nous autres européens, nous sommes affrontés à de nouveaux problèmes économiques qui augmentent l’exclusions sous toutes ses formes et renforcent les résistances qui s’opposent à l’accueil hospitalier des flots de réfugiés, venant du Proche Orient et de l’Afrique.

Mais avant d’y venir plus en détail, dans la deuxième partie de mon intervention, et de traiter du rapport si spécifique que vous établissez entre vie séculière et consécration (II), je descendrai à la racine de cette « synthèse », à savoir notre commune « vocation baptismale » ; ce sera ma première partie (I). Le sous-titre de mon intervention de ce matin – « une manière de vivre l’Évangile dans la société » – dit cet enracinement du charisme propre des Instituts séculiers dans ce qu’ils partagent avec tous les chrétiens ou, pour le dire avec le pape François, avec tous les « disciples missionnaires » ; dans sa lettre apostolique aux consacrés (1er décembre 2014), il rappelle en effet que « la radicalité évangélique […] est demandée à tous » (II/2). Il faut même ajouter, avec le concile Vatican II, que la vocation baptismale des chrétiens, à son tour, est une manière de vivre notre commune « vocation humaine » et – précisément – d’être au service de celle-ci ; j’y reviendrai, bien sûr. C’est dans cette perspective vocationnelle « pluridimensionnelle » (si je puis dire) que le concile Vatican II parle du « caractère séculier » en tant que « caractère propre et particulier des laïcs ». « La vocation propre des laïcs », affirme le numéro 31 de Lumen gentium, « consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, etc. ». Cette recherche du Règne de Dieu au sein de la société séculière est aussi la vôtre, si vous êtes membres d’un Institut séculier, mais selon votre « consécration propre à Dieu dans le monde par la profession des conseils évangéliques », comme le souligne le texte déjà cité de Vita consecrata.

Nous retrouvons ici un principe fondamental portant sur l’articulation de nos « modes de vie ». Ce que certaines et certains vivent, sous forme de « signe », parfois de « signe discret » (je reviendrai plus tard à cette caractéristique des Instituts séculiers), renvoie les autres, chacune, chacun, à l’essentiel de leur existence, sans qu’il y ait un « plus » ou un « moins » ; car tous les « disciples missionnaires » sont appelés à vivre de la « radicalité évangélique ». On pourrait certes s’inquiéter du fait que, dans nos sociétés post-modernes, certaines identités spécifiques risquent de s’effacer – surtout quand il s’agit d’institut peu visibles et bien discrets –, et tenter donc d’en renforcer les traits distinctifs. Mais on toucherait alors à l’essentiel de toute vie chrétienne et de toute consécration et en particulier de la consécration séculière, à savoir que les « traits spécifiques » d’un style de vie chrétienne indiquent toujours une manière propre de vivre le mouvement de « sortie de soi vers l’autre ». C’est en ce sens que le pape François note dans sa lettre apostolique, citée à l’instant, que « l’imagination de l’Esprit a engendré des modes de vie et de faire si divers que nous ne pouvons pas facilement les cataloguer ni les inscrire dans des schémas préfabriqués » (II/5). Au lieu de défendre donc jalousement nos identités, il invite tous, membres de différentes formes de vie consacrée et laïcs, à se rencontrer autour d’un même don multiforme de Dieu (III/1 et 2) ; ce que nous faisons depuis hier.

S’il faut donc descendre jusqu’à la racine commune de notre vocation humaine et baptismale pour mieux comprendre la forme spécifique que représente la « consécration séculière », l’imagination de l’Esprit Saint qui émerge de ces profondeurs humaines et baptismales conduit en même temps les chrétiens à engendrer et à ajuster tous leurs modes de vie chrétienne – aussi la consécration séculière – en fonction des demandes et urgences de la société d’aujourd’hui et de vos contextes bien particuliers. Il y a un lien intrinsèque – d’ordre missionnaire – entre la culture et la société dans laquelle nous vivons et la naissance et la maturation de charismes spécifiques qui ont toujours leur temps et leur moment favorables ; perspective sociétaire et historique que j’aborderai dans une dernière partie (III), avant de conclure par quelques remarques sur un moyen particulier de vivre une présence d’Évangile de « consacré » au sein de notre vie séculière. Mais commençons par le commencement :

  1. Au cœur de la « consécration » séculière » : l’Évangile de Dieu et le Christ Jésus

Devenir disciples-missionnaires du Christ Jésus

Voici ce que nous lisons dans la lettre déjà citée du pape François, adressée aux consacrés : « Depuis les débuts du premier monachisme, jusqu’aux “nouvelles communautés” d’aujourd’hui, chaque forme de vie consacrée est née de l’appel de l’Esprit à suivre le Christ comme il est enseigné dans l’Évangile (cf. Perfectae caritatis, n. 2). Pour les Fondateurs et les Fondatrices, la règle en absolu a été l’Évangile, toute autre règle voulait être seulement une expression de l’Évangile et un instrument pour le vivre en plénitude. Leur idéal était le Christ, adhérer à lui entièrement, jusqu’à pouvoir dire avec Paul : « Pour moi, vivre, c’est le Christ » (Ph 1, 21) ; les vœux avaient du sens seulement pour mettre en œuvre leur amour passionné » (I/2).

Comme tous les chrétiens, les « consacrés » sont donc des « disciples-missionnaires » du Christ-Messie Jésus. Rappeler que l’Évangile est notre « règle en absolu », c’est nous inviter tous à ne pas laisser s’user l’expérience fondamentale qui se cache en quelque sorte dans ce mot, trop souvent utilisé comme passe-partout : l’Évangile est une Nouvelle – non pas un message qu’on pourrait enregistrer et posséder mais une Nouvelle toujours nouvelle, une Nouvelle de Bonté radicale dans un monde traversé mais jamais submergé par le mal sous toutes ses formes – le mal-heur, la maladie, la malveillance – ; seul celui que nous appelons « Dieu » peut être le « sujet » d’une telle nouvelle, exorbitante dans le monde tel qu’il est. Isaïe nous l’a appris : le disciple est celui qui, jours après jour, entend cette nouvelle de bonté radicale dans les profondeurs de son existence et l’entend comme Évangile venant de Dieu. Jésus lui-même l’a entendu et, étant envoyé par son propre Père – Dieu de toute bonté et de miséricorde depuis toujours –, il a su l’annoncer de manière absolument crédible et cohérente, en parole et en gestes, en mettant toute son existence en jeu – jusqu’à subir le supplice de la croix – pour cette Nouvelle de Bonté radicale et inconditionnelle. C’est pour cette raison que nous le confessons comme Christ, devenant ainsi des « christiens » qui, par le baptême et la confirmation, se laissent conformer totalement à lui, en allant progressivement jusqu’au cœur de son expérience à lui : l’écoute et l’annonce par toute sa vie de l’Évangile même de Dieu. L’idéal « christien » (si je puis dire) de nos Fondateurs et Fondatrices, l’idéal de tout chrétien « disciple-missionnaire » était et est toujours le Christ, aimé d’un amour préférentiel, jusqu’à pouvoir dire avec l’apôtre Paul « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 21) et « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile » (1 Co 9, 16).

Une difficulté de fond

C’est ici que se déclare aujourd’hui une difficulté de fond : l’érosion de l’expérience dont il vient d’être question, avec la conséquence de ne plus savoir passer d’une certaine écoute de l’Évangile à son annonce, quelle que soit par ailleurs la forme de celle-ci.

Qu’on pense à une conception de la « tolérance », renforcée par l’amalgame courant entre religion et violence : l’opinion publique de nos sociétés accepte certes la pluralité des « communautés » ou religions sur un même territoire, veillant à leur traitement égal par les pouvoirs publics ; mais, dès qu’elles manifestent la moindre prétention à une validité ou une vérité ultime ou mettent en œuvre ce qu’elles considèrent comme leur « mission » au sein des sociétés, on les accuse volontiers de « prosélytisme ». L’équation entre « mission » et « prosélytisme » est tellement intégrée dans la conscience que la plupart des chrétiens eux-mêmes ne comprennent plus le lien intrinsèque entre l’Évangile et sa diffusion ou la mission.

Or, le Concile qui, de manière très réaliste, a su distinguer l’Église, « peuple messianique aux apparences d’un petit troupeau », de « l’universalité des hommes » (LG, nos 2, 9 et 14) nous fait en même temps comprendre que la grâce du Christ et l’Esprit de Dieu sont déjà universellement répandus dans toute l’humanité et au sein de toute la création. Ce qui devrait nous prémunir contre une double tentation, si répandue aujourd’hui parmi les chrétiens, à savoir une subtile relativisation de nos propres convictions ou, à l’inverse, une conception fondamentaliste, voire militante de la présence ecclésiale au sein de la société, comme si l’Esprit de Dieu ne nous précédait pas.

Une expérience de « vocation »

C’est précisément à cet endroit – critique, avouons-le – qu’il faut entendre les appels réitérés du pape François, dans Evangelii gaudium et plus spécifiquement dans sa lettre adressée aux consacrés. L’expérience à laquelle il ne cesse de se référer consiste à entendre l’Évangile de Dieu de telle façon que, pour celui qui l’entend réellement, il aille de soi de partager à autrui « avec passion » ce qu’il a entendu et goûté comme entièrement bienfaisant, le rendant « bien heureux ». La condition spirituelle (au sens pneumatologique du terme), voire « mystique » d’une telle expérience est la « sortie-de-soi », posture de pauvreté spirituelle non seulement biblique et chrétienne mais aussi radicalement humaine, maintes fois évoquée comme telle par François.

Avec nos Écritures, on peut comprendre cette expérience fondamentale en termes de « vocation », à condition cependant de ne pas réduire ce mot immédiatement à un substantif et donc à telle ou telle figure sociale ou ecclésiale – selon les expressions classiques « j’ai la vocation », « je n’ai pas la vocation » (sous-entendu celle du prêtre ou de la religieuse…) – mais d’entendre réellement le verbe « vocare » = appeler qui fait référence à une expérience spirituelle d’écoute extérieure et intérieure : tel ou tel « passeur » d’Évangile m’attire par son existence parce qu’il me conduit à me tourner vers l’intérieur et d’entendre moi-même la « voix » divine me suggérer gratuitement « oui, tu peux… », tu peux aller au bout de ton aventure humaine, « oui, tu peux… », tu peux la vivre comme chrétien, selon telle ou telle figure. Tant que nous ne puisons pas collectivement et ecclésialement dans ces « nappes phréatiques » de l’Église et de l’humanité, habitées par l’Esprit de Dieu, et ne jouons pas le rôle de « sourcier », sachant faire découvrir, les uns aux autres, l’appel toujours singulier qui « autorise » chacun, chrétien ou non, à vivre et à donner forme à son existence, nos campagnes vocationnelles en vue de telle ou telle figure ecclésiale ne porteront pas de fruits qui durent. Je reviendrai dans la deuxième et la troisième partie aux conséquences éminemment concrètes de cette sensibilité chrétienne par rapport à l’humanité d’autrui, de cette empathie spécifique avec la « vocation humaine » de tous ceux et de toutes celles que nous croisons quotidiennement.

C’est là le « lieu » où nos existences baptismales et humaines s’ouvrent à ce que personne ne peut jamais produire mais seulement recevoir : l’expérience de joie, donnée effectivement au moment de la « sortie de soi » qui fait le lien entre l’écoute de l’Évangile et son partage à tous, voire la découverte qu’il est déjà au travail en celui que je viens de rencontrer à l’improviste. C’est l’ultime visée de l’Exhortation Evangelii gaudium, reprise dans la lettre aux consacrés en tête des attentes pour l’année de la vie consacrée : « C’est votre vie qui doit parler », y lisons-nous, « une vie de laquelle transparaît la joie et la beauté de vivre l’Évangile et de suivre le Christ » ; et cela au cœur même de nos difficultés : nuits de l’esprit, déceptions, maladies, déclin des forces, etc., « où la “joie parfaite” consiste à apprendre à reconnaître le visage du Christ qui s’est fait en tout semblable à nous » (II/1).

Ce n’est qu’en replantant nos racines dans ces nappes phréatiques de notre vocation humaine et baptismale et en y puisant une vraie joie de vivre que nous pouvons aborder avec profit la figure particulière de la « consécration séculière » :

  1. La « consécration séculière » : l’enjeu d’une conversion…

« Les membres (des Instituts séculiers) entendent vivre la consécration à Dieu dans le monde par la profession des conseils évangéliques dans le cadre des structures temporelles ». J’ai déjà cité ce passage-clé de l’Exhortation Vita consecrata au début de mon intervention, en attirant votre attention sur l’expression quelque peu surprenante « synthèse de la vie séculière et de la consécration propre » aux Instituts séculiers. C’est de cette « synthèse » et de son enjeu de conversion qu’il sera maintenant question, en commençant par le mot « consécration ».

Qu’est-ce que la « consécration » ?

Si le substantif « consécration » est un mot difficile à comprendre pour le commun des mortels, celui-ci utilise volontiers dans son langage quotidien le verbe « se consacrer à… » – à une tâche, à une œuvre, à une mission dans l’entreprise, à un hobby, etc. – pour dire qu’il s’agit dans chaque cas d’un engagement plénier de toute la personne, mobilisant ses « passions ». C’est dans le même sens qu’on peut aussi interpréter la « consécration » à Dieu par les conseils évangéliques, comme un engagement entier de la personne croyante, mobilisant toutes ses facultés de cœur, d’affection et d’intelligence, son propre corps, pour les mettre au service de Dieu. Le problème de cette entrée dans la « consécration » vient du fait que les Écritures, saint Jean en particulier, utilisent le verbe (et non pas le substantif) en faisant de Dieu l’acteur unique de la « consécration ». Ainsi dans la prière sacerdotale du Christ qui s’adresse à son Père : « Je ne te demande pas de les ôter du monde [il s’agit de ceux que le Père lui a donnés], mais de les garder du Mauvais. Ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde. Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité » (Jn 17, 15-17). Au chap. 10 du même évangile, nous avons déjà entendu Jésus dire : « À celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde, vous dites : “Tu blasphèmes”, parce que j’ai affirmé que je suis le Fils de Dieu » (Jn 10, 36).

Une première conversion consiste donc à reconnaître la préséance ou la précédence absolue de l’appel et de l’envoi de Dieu ; ce qui est tout simplement impliqué dans l’expérience de vocation (dont il a été question). Or, cet appel et cet envoi ne consistent pas dans une « mise à part sacrale » mais dans une communication de « sainteté » ; il vaut mieux traduire le verbe grec hagiazo par « rendre saint » que par « consacrer » : Dieu ne transforme pas le profane en « sacré » mais nous rend « saint » au milieu du monde : saint comme il l’est en lui-même ! Le philosophe juif Emmanuel Levinas avait déjà attiré notre attention sur le risque de confondre ces deux registres. Le pape François y est également sensible ; dans Evangelii gaudium il constate de manière lapidaire : « Le retour au sacré et la recherche spirituelle qui caractérisent notre époque sont des phénomènes ambigus » (EG, 89) ; à distance du synode romain de 1985 qui, après le seuil nouveau passé par la sécularisation dans les années soixante, comptait sur un certain retour du sacré comme point de départ de l’évangélisation.

Comment comprendre donc cette « consécration/sanctification » par Dieu, à laquelle le « consacré » répond avec tout son être ? Il ne s’agit de rien d’autre que de sa conformité baptismale à Jésus Christ, conformité reçue gratuitement par chacun et chacune, chaque fois de manière absolument unique. Dans ce que nous appelons « consécration », Dieu donne donc à chacun, à chacune la cohérence même du Christ (dont il a été déjà question), sa « sainteté », et il la lui offre comme « possible » à saisir, jour après jour, au cœur de la vie séculière. Cette sainteté se laisse aisément caractériser par trois traits, humainement bien compréhensibles, bien que n’allant nullement de soi : 1° Pensée, parole et acte concordent en celui qui est saint : il dit ce qu’il pense et fait ce qu’il dit (rien de plus, rien de moins) ; 2° sa sainteté consiste à appliquer vis-à-vis d’autrui la règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12//) ; ce qui présuppose la capacité paradoxale de se mettre – avec empathie, sympathie et compassion actives – à la place d’autrui sans jamais quitter sa propre place – la fameuse « sortie de soi » ; 3° et puisque nous ne savons pas d’avance si celui qui se présente à notre porte ou sur notre chemin est un ami ou un ennemi…, maintenir la concordance avec soi-même et aborder cet autre avec empathie, sans savoir comment il réagira, cela suppose une ultime liberté par rapport à sa propre vie et à sa propre mort (liberté qui implique déjà une foi en la résurrection). Pour cette raison, le livre de l’Apocalypse dit des saints que, « dans leur bouche, ne s’est point trouvé de mensonge » (Ap 14, 5), qu’« ils n’ont pas aimé leur vie au point de craindre la mort ». Se référer donc au « Saint de Dieu », titre que Pierre donne à Jésus dans l’Évangile selon saint Jean (Jn 6, 69), c’est reconnaître en même temps que nous ne sommes pas saints mais qu’étant pécheur, nous pouvons le devenir avec la grâce du Christ. Ceci à propos de la « consécration ».

Les brèches dans la « vie séculière »

Je passe maintenant sur l’autre versant de la « synthèse », à savoir la « vie séculière ». Là encore, nous risquons de nous trouver devant une confusion, symétrique à celle entre le sacré et le saint. Si nous disons à juste titre que nos sociétés sont sécularisées et que nous ne pouvons plus y assigner une place séparée – sacrée – à Dieu, cela ne signifie nullement sa disparition ou son absence ; désormais, il faut le chercher, discerner sa « présence » sous une figure toujours inattendue. Dans Evangelii gaudium et, de manière plus élargie encore, dans Laudato si’, le pape François désigne le « vivre ensemble » comme « lieu » où, au sein de nos sociétés, peut naître une « fraternité mystique, contemplative » (EG, 92). « Vivez la mystique de la rencontre ! », reprend-il dans sa lettre aux consacrés (I/2), désignant ainsi l’autre conversion à laquelle nous appelle la « consécration séculière ». Elle nous pousse à chercher Dieu en ceux et celles qu’au jour le jour nous approchons, les accueillant comme une « terre sainte » (Ex 3, 5), selon une belle formule de Nadège Vedié, car ils nous évangélisent.

On peut se rappeler ici, pour en comprendre l’enjeu, que la plupart des valeurs fondamentales qui, en principe, gouvernent nos sociétés – liberté, égalité, intégrité de la personne, assistance à autrui, fraternité, etc. – représentent une sécularisation de vertus chrétiennes. Or, il est significatif qu’elles ne se situent pas toutes au même niveau : les deux premières – liberté et égalité – relèvent de la sphère du droit qui précise progressivement leurs effets et leurs exigences concrètes dans une arborescence législative ; elles sont donc susceptibles d’être réclamées devant les tribunaux. La dernière valeur, par contre, la « fraternité » ou l’« agir des êtres humains les uns envers les autres dans un esprit de fraternité », selon l’article 1 de la Déclaration universelles des droits de l’homme (1948), est tout au plus une obligation morale. Aucune loi de l’État ne peut l’imposer concrètement ; elle transcende de l’intérieur toute constitutionnalité et ne cesse de nous rappeler le caractère hautement problématique de la cohésion sociale, sans cesse mise à l’épreuve par toutes sortes de violences plus ou moins subtiles et livrée à notre art du « vivre ensemble » ; nous en avons tous des exemples très concrets à l’esprit, selon les situations particulières de chacun de nos pays.

On comprend dès lors l’appel à une « fraternité mystique » ou à une « mystique de la rencontre », susceptible de s’inscrire très concrètement et, au jour le jour, dans cette brèche d’une transcendance immanente » (si je puis m’exprimer ainsi), impossible à « refermer » dans nos sociétés les plus sécularisées. Cette inscription toujours concrète (je le rappelle) suppose cependant une vigilance particulière que je dirais « prophétique » : par rapport à des « recherches spirituelles ambiguës » et « une forme d’esprit de consommation spirituelle », marquées, comme le dénonce le pape François (EG, 89 et 93-97), par un individualisme maladif qui, en revitalisant le « sacré » ou en le manipulant pour atteindre tel but, politique ou autre, passe à côté, voire obture les véritables brèches spirituelles au sein de nos sociétés contemporaines.

Une surprenante « synthèse » dans une forme de vie particulière

  1. Nous nous approchons ici de la paradoxale « synthèse de la vie séculière et de la consécrationpropre aux Instituts séculiers », dont il est question dans Vita consecrata, en comprenant mieux – je l’espère – l’enjeu de la conversion que cette synthèse implique : il s’agit d’entendre la « consécration/sanctification » comme appel « universel » de Dieu à la « sainteté », selon le titre du chap. V de Lumen gentium. Cet appel consiste à vivre, au sein de nos sociétés sécularisées, de la sainteté même du Christ, sainteté que nous pouvons aussi comprendre comme une manière d’entrer, avec d’autres, dans une « mystique de la rencontre », tant attendue par nos sociétés en manque de cohésion sociale.

On pourrait objecter ici que cette même synthèse est aussi à vivre par les laïcs ; ce que j’ai déjà suggéré dans mon introduction. C’est ici cependant qu’intervient la forme de vie particulière qui est celle des Instituts séculiers. On peut certes l’expliciter en en venant à la manière particulière de leurs membres de vivre les trois vœux ou promesses de chasteté, de pauvreté et d’obéissance comme expression de leur amour passionné pour le Christ. Mais par rapport aux laïcs qui réalisent leur vocation baptismale et humaine au sein de leurs familles et par rapport aux religieux vivant, au jour le jour, en communauté fraternelle, les personnes appartenant à un Institut séculier sont davantage affrontées à une solitude et une insécurité qui les renvoient aux frontières et brèches de la société, les fait « sortir » pour vivre d’une « mystique de la rencontre », sensible à ce que vit autrui. Je cite Ewa Kusz, l’ancienne présidente de la Conférence mondiale des Instituts séculiers : « La vitalité de leurs membres est liée à la forte intensité personnelle avec laquelle ils vivent leur consécration dans le monde » (« Les instituts séculiers dans le monde », dans Dialogue, 152-153, p. 6 s.). Cette forte individualisation n’exclue nullement une vie fraternelle au sein de leur Institut ; au contraire elle en a grandement besoin. Mais la consécration séculière et les trois vœux sont une source particulière de disponibilité pour affronter avec courage le quotidien des femmes et des hommes mis sur la route par Dieu et en attente de fraternité.

  1. Pour ma part, j’ajoute encore que c’est peut-être le propre de cette forme de vie d’être particulièrement attentive au fait que notre vocation baptismale commune se greffe toujours sur la vocation humaine, absolument unique pour chaque être humain. Cette perspective anthropologique, introduite par la Constitution Gaudium est spes de Vatican II, inciterait alors les membres des Instituts séculiers à s’intéresser particulièrement à la vocation humaine de celles et de ceux, souvent autrement croyants ou à distance de la tradition chrétienne, qu’ils sont appelés à rencontrer, à être en quelque sorte les « sourciers » des nappes phréatiques spirituelles cachées en eux et de réaliser ainsi la « fraternité mystique, contemplative » dont il a été déjà question.

On ne peut assez souligner le caractère concret de ce type d’appel. Car pour qu’une autre personne puisse découvrir sa manière unique de réaliser son humanité, il faut que quelqu’un s’approche d’elle, l’autorise à être et l’encourage ; ce qui ne peut jamais se faire de l’extérieur ou par effraction mais nécessite une « présence réelle », portée par l’empathie. Celui qui se rend ainsi proche d’autrui reçoit alors, ici et là et par surcroît, la grâce de « toucher » au plus près ce qui marque l’homme, ses avancées et ses hésitations, ses peurs et ses espérances, ses blocages et refus mais aussi les changements qu’il accepte, bref ce qui lui est donné par celui que nous appelons « Dieu » et qui « forme l’homme à son image » pour que celui-ci puisse librement « donner forme » à sa propre existence.

C’est ici, me semble-t-il, le « lieu » spécifique des Instituts séculiers. La présence de leurs membres dans la vie séculière se réalise par une « fraternité mystique, contemplative », leur vie contemplative étant vécue non pas à distance (comme dans d’autres modes de vie consacrée) mais de l’intérieur même de la vie ordinaire. Les moyens concrets d’une telle contemplation en reçoivent une marque particulière : nourrie par la prière, les Évangiles, la vie sacramentelle et la vie en Église avec d’autres dont les frères ou sœurs en instituts séculiers, la relecture de la journée devient centrale, pour permettre à ceux et celles qui la pratiquent de découvrir les traces de l’Esprit agissant dans le vivre ensemble et dans la vie des personnes, croisées aujourd’hui, et de les rendre au donateur de tout bien.

s qui, comme je le montrerai maintenant dans la dernière partie de mon intervention, n’est réelle et féconde qu’

  • …en étant au diapason des urgences de nos sociétés

J’en viens donc maintenant au troisième et dernier trait de la « consécration séculière », vécue dans et par les instituts dits « séculiers ». Leur formation et leur spiritualité propre est de l’ordre du « charisme » ; celui-ci émerge des profondeurs de notre vocation humaine et baptismale grâce à « l’imagination de l’Esprit » ou à « l’imagination de la charité qui n’a pas connu (ni ne connaît) de limites », selon l’expression heureuse du pape François dans sa lettre aux consacrés (I/2 et II/5). Or, tout charisme individuel et collectif est intrinsèquement lié à un « kairos » et donc à un moment particulier de l’histoire et à une situation culturelle précise ; sa force intérieure se mesure dès lors à sa capacité de maturation et d’ajustement à de nouvelles conditions historiques.

Pour un style de vie alternative

Depuis Vatican II et la prise en compte de la sécularisation moderne par Gaudium et spes et d’autres textes conciliaires, une mutation décisive s’est produite, analysée et prise en compte par le pape François dans Evangelii gaudium et dans Laudato si’. En raison de leur présence dans la « vie séculière », les membres des Instituts séculiers devraient être parmi les premiers à enrichir leur contemplation du quotidien par une intelligence intérieure de cette mutation.

S’inspirant du philosophe et théologien allemand Romano Guardini et sans doute (sans les nommer) d’un Ivan Illich et de l’école de Francfort, le pape démonte « la manière dont l’humanité a, de fait, assumé la technologie et son développement avec un paradigme homogène et unidimensionnel » (Lsi’, 106). Le réductionnisme qu’il dénonce s’enracine dans le rapport que nous entretenons avec nos objets : « Il faut reconnaître que les objets produits par la technique ne sont pas neutres, parce qu’ils créent un cadre qui finit par conditionner les styles de vie, et orientent les possibilités sociales dans la ligne des intérêts de groupes de pouvoir déterminés » (Lsi’, 107). Choisir un style de vie autre, relève donc d’une « contre-culture » (Lsi’, 108).

C’est dans ce cadre conflictuel que le pape précise la spécificité chrétienne du style de vie alternatif qu’il implique ; et ce qu’il dit vaut a fortiori pour le style de vie consacrée. On peut résumer son propos par l’appel à « prendre soin de la fragilité » (EG, 209-216), car il concerne la double fragilité sur laquelle François met le projecteur, celle des pauvres et celle de la terre.

  1. Pour ce qui est de la première insistance, le pape François s’inscrit dans une prise de conscience qui remonte déjà au début du concile Vatican II où elle fut défendue par un groupe d’évêques, appelé « l’Église des pauvres », ceux-ci devant être considérés par l’Église comme les destinataires et sujets privilégiés de l’évangélisation. Le Cardinal Lercaro, avec Dom Helder Camara et le patriarche Maximos IV, un des fondateurs de ce groupe conciliaire, aurait même voulu en faire l’axe du Concile, comme il ressort de son grand discours du 6 décembre 1962. Ce ne sera pas le cas ; mais ce groupe d’une quarantaine d’évêques réussira au moins à introduire cette thématique dans plusieurs textes conciliaires.

La scène messianique de Luc 4, qui montre Jésus, l’oint, annoncer l’Évangile aux pauvres, reste la matrice principale de cette intuition qui relie, selon les mots de Lercaro, l’Évangile éternel à la plus grande actualité historique. C’est encore cette vision qu’Evangelii gaudium reprend dans son chapitre 4. Il faut noter cependant que l’Exhortation inverse l’orientation de l’évangélisation en invitant les chrétiens dès le chapitre précédent à « accepter que les autres nous évangélisent » (no 121) ; nous l’avons déjà noté. Cela prend alors une figure éminemment concrète quand il s’agit d’ « entendre le cri des pauvres », de les intégrer pleinement dans la société et de leur accorder une place privilégiée dans le peuple de Dieu (nos 187-196). Il convient d’ajouter que cette écoute contemplative suscite nécessairement l’action : parfois la dénonciation d’inégalités criantes, renforcées par la corruption, souvent la patiente recherche collective de solutions alternatives et toujours l’invention de nouveaux modes cohérents de vie, susceptibles de se transmettre par contagion.

  1. En débutant par le cantique de François d’Assise, Laudato si’ désire susciter une même expérience d’écoute responsable : « “Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe”. Cette sœur crie en raison des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a disposés en elle » (Lsi’, 1 et 2). Le lien entre ces deux expériences, l’écoute du cri des pauvres et du cri de la terre, fait sans aucun doute la spécificité de l’Encyclique: « Aujourd’hui nous ne pouvons pas nous empêcher », souligne le premier chapitre de Laudato si’, « qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans la discussion sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres» (Lsi’, 49).

Cette mutation de la conscience contemporaine, que peut-elle signifier sur le plan d’une maturation et d’un ajustement du charisme propre des Instituts séculiers ? C’est sans doute la question qui leur est posée : « Personne, cette Année, écrit le pape dans sa lettre aux consacrés, ne devrait se soustraire à une vérification sérieuse concernant sa présence dans la vie de l’Église et sur la manière de répondre aux demandes nouvelles continuelles qui se lèvent autour de nous, aux cris des pauvres » (II/5).

Une fois encore la fraternité mystique, contemplative

Il me semble qu’une fois encore, la réponse consiste dans l’attention renouvelée aux conditions d’une vraie « fraternité universelle » (Lsi’, 228), précisément dans sa forme élargie à la Terre, telle qu’elle vient d’être suggérée. Deux aspects plus spécifiques devraient marquer ceux qui se destinent, par leur consécration, à « être levain de la sagesse et témoins de la grâce à l’intérieur de la vie culturelle, économique et politique », selon la formule de Vita consecrata, citée au début de mon intervention.

  1. Le premier aspect porte sur la profondeur « mystique » ou « contemplative » de toute véritable fraternité (EG, 92). Celle-ci – redisons-le – se vit au jour le jour dans les brèches de nos sociétés sécularisées en attente de cohésion sociale ; elle ne consiste pas à y délimiter un espace sacré mais nous conduit à rencontrer les autres dans leur corporéité concrète, avec toutes les fragilités dont il vient d’être question. C’est cette corporéité des autres et de la terre qui est le trait distinctif de cette mystique, fondée sur la foi en l’Incarnation: « l’Évangile nous invite toujours à courir le risque de la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique qui interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans un constant corps à corps », lisons-nous dans Evangelii gaudium. « La foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est inséparable du don de soi, de l’appartenance à la communauté, du service, de la réconciliation avec la chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de Dieu nous a invités à la révolution de la tendresse », selon l’audacieuse formule du pape François (EG, 88).

C’est tout un processus d’élection et d’apprentissage que cette étonnante formule veut inaugurer dans l’Église : « il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité » (EG, 91). C’est quand la fraternité ne va plus de soi qu’apparaît plus nettement sa dimension mystique et contemplative « qui sait regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain, qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des autres comme le fait leur Père qui est bon » (EG, 92). Tous les mots comptent dans ce mouvement spirituel inductif qui ne débouche qu’à la fin, dans un rapport implicite aux Écritures et à Mt 5, 45 – « le Père qui fait lever son soleil sur les méchants et les bons et tomber la pluie sur les justes et les injustes » –, dans le mouvement inverse de l’amour de Dieu qui consiste précisément dans la recherche du bonheur de l’autre.

  1. L’autre aspect de cette mystique de la fraternité est sa pluri-dimensionnalité exposée dans le chapitre 4 d’Evangelii gaudium qui traite plus particulièrement de l’intégration sociale des pauvres et du dialogue social. Des compétences fortes et très diverses sont ici en jeu et honorées dans Evangelii gaudium et dans Laudato si’, mais sans que la dimension mystique et contemplative disparaisse, comme c’est si souvent le cas : « beaucoup de professionnels, de leaders d’opinion, de moyens de communication et de centres de pouvoir », lisons-nous dans Laudato si’, « sont situés loin des exclus, dans des zones urbaines isolées, sans contact direct avec leurs problèmes. Ceux-là vivent et réfléchissent à partir de la commodité d’un niveau de développement et à partir d’une qualité de vie qui ne sont pas à la portée de la majorité de la population mondiale. Ce manque de contact physique et de rencontre, parfois favorisé par la désintégration de nos villes, aide à tranquilliser la conscience et à occulter une partie de la réalité par des analyses biaisées. Ceci cohabite parfois avec un discours “vert”. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres» (Lsi’, 49).

Nous touchons ici peut-être à l’interrogation la plus forte adressée à tous nos instituts et sans doute aussi aux membres des « instituts séculiers ». Comment peuvent-ils « être levain de la sagesse et témoins de la grâce à l’intérieur de la vie culturelle, économique et politique » de nos sociétés séculières (comme le demande Vita consecrata) s’ils ne parviennent pas à unir les compétences professionnelles propres à chacun et à chacune et cette mystique contemplative qui sourd en toute fraternité, la poussant de l’intérieur à aller au bout. C’est là sans doute le « prophétisme » propre de vos instituts, si fortement souligné et rappelé par le pape François dans sa lettre à tous les consacrés.

Conclusion

Dans ma brève conclusion, je ne résumerai pas le parcours que nous venons d’effectuer, parcours qui nous a conduit de notre commune vocation baptismale par la forme spécifique de votre « consécration séculière », particulièrement attentive à la « vocation humaine » de tout un chacun, jusqu’à son ajustement au « kairos » de nos sociétés contemporaines. Je me propose plutôt d’évoquer un moyen concret de votre présence évangélique au sein de la société séculière : la « conversation spirituelle ». Vous devriez en être les experts. Tout échange peut en effet devenir conversation « spirituelle », à condition qu’il soit entamé dans un esprit d’absolue gratuité. C’est tout simplement mon écoute et ma perception de ce qui convient à l’autre, ici et maintenant, et ma capacité d’apprendre de lui, d’admirer peut-être ce qu’il me partage et ce qu’il est, qui transforment notre échange en conversation spirituelle.

Car le « spirituel » ou le « mystique » se présentent, positivement ou négativement, dans les multiples « situations d’ouverture » de notre existence, qu’il s’agisse de situations de passage d’une étape de notre vie à une autre ou de tel événement imprévisible, heureux, suscitant sourire ou, au contraire, provoquant de la souffrance, interrogeant chacun selon sa situation. Chaque fois, nous sommes en quelque sorte acculés ou provoqués à laisser renouveler en nous l’acte de « foi » élémentaire en la vie, à la fois nécessaire pour vivre et jamais d’emblée garanti ; acte sans lequel il nous est impossible d’aller jusqu’au bout de notre existence. La conversation quotidienne devient « spirituelle » précisément au moment même où elle touche à cet acte de « foi » ; acte que certes personne ne peut poser à la place d’un autre, acte cependant qui ne peut se manifester sans être rendu possible par autrui. Nombreux sont les épisodes évangéliques qui mettent en scène ce type de conversation dont l’enjeu n’est pas la foi en Jésus mais d’abord cette « foi » élémentaire, suscitée voire ressuscitée grâce à l’échange avec le Christ : la « foi » des porteurs du paralytique, la « foi » de la femme hémorroïsse, la « foi » de la Syro-phénicienne, etc. Aujourd’hui, nombreux sont également les situations ou « lieux » où un échange banal ou une bribe de conversation peut subitement prendre une tournure « spirituelle », à condition que les interlocuteurs soient effectivement au rendez-vous : nos lieux institutionnels, bien sûr, comme le repas, l’école, le bureau, le moment de l’attente à la caisse du supermarché, etc. Paradoxalement se sont les interstices et les lieux ou moments de passage qui sont plus propices à ce tournant spirituel que peuvent prendre nos échanges quotidiens. Pensons par exemple à tel instituteur qui, un lundi matin, perçoit un des enfants désemparé et triste, qui croise dans le couloir son regard avec bonté, suscitant alors sa parole, et qui éveille ainsi en lui un peu d’énergie de foi et de vie.

Sans ajouter d’autres exemples et affiner l’analyse de ce tournant spirituel qui peut se produire et se produit effectivement au jour le jour dans nos conversations, redisons simplement l’enjeu à la fois spirituel et pastoral de l’attention que nous portons à ce « terrain ». C’est peut-être plus particulièrement sur ce terrain du quotidien où les membres des instituts séculiers peuvent poser un signe discret, signe qui, s’il est perçu par nos communautés chrétiennes, paroissiales ou autres, peut leur rappeler l’enjeu mystique si fondamental de notre vocation baptismale et humaine.

Prof. Dr. Christoph Theobald S.J.
Facultés jésuites de Paris – Centre Sèvres